vu par un franc-maçon de Rite écossais ancien et accepté, chrétien unitarien
Le Suprême conseil de France, juridiction gardienne pour la France du Rite écossais ancien et accepté (REAA), rappelait à l’occasion du deuxième centenaire de notre Rite que par l’invocation « A la gloire du Grand Architecte de l’Univers », le maçon ne s’obligeait pas à honorer une entité divine personnalisée mais simplement à témoigner de l’admiration révérencieuse que lui inspirait le mystère de la Création à l’œuvre dans le monde. « En adhérant à la devise « ordo ab chao », poursuivait-il, le maçon de Rite écossais reconnaît l’existence d’un Principe d’Ordre à l’œuvre dans l’univers. Et la devise « Deus meumque jus » lui signale sa double nature : divine, relevant de l’Etre universel dont il procède – humaine, soumettant ses actes à la seule détermination de sa conscience d’homme libre."
J’ai le sentiment que tout est dit dans les trois propositions de ce passage.
la puissance de l'Être
L’admiration révérencieuse naît de l’intuition de la présence mystérieuse en nous et dans le monde manifesté d’une force de vie, de la puissance de l’Etre, qui nous fonde à la racine de notre être. La prise de conscience de cette réalité spirituelle constitue la Révélation première, universelle, Lumière intérieure enracinée au cœur de l’âme humaine, comme le rappelle l’évangile de Jean.
Mais l’esprit de l’homme est ainsi fait que les divergences apparaissent dès que nous tentons de conceptualiser la réalité mystérieuse que nous pressentons. Les doctrines métaphysiques ou les dogmes religieux sont en effet formulations de l’expérience qu’ont les hommes du sacré, au moyen de mots humains, trop humains, toujours relatifs et changeants. Paraphrasant Me Eckhart, nous pourrions dire que le Principe n’est Dieu que lorsque des hommes sont là pour le concevoir, utilisant alors des mots substitués pour évoquer son indicible réalité.
« Comprenons bien, nous dit un rituel maçonnique, que le Principe suprême que nous traduisons par ce symbole est ineffable et lui donner un nom (Dieu, Allah, Yahvé), c’est le rapetisser à la mesure humaine donc le profaner ».
Mais comprenons bien aussi qu’il ne s’agit pas là d’une condamnation des voies traditionnelles qui toutes tentent d’exprimer à leur manière le lien au Principe, sur la base de révélations historiques dont la franc-maçonnerie n’a pas à juger la pertinence. Le maçon Ecossais par contre les relativise car il sait que la représentation que nous nous faisons de la Présence immanente et transcendante est toujours inappropriée, ébauche infidèle, source d’idolâtrie pour qui ne comprend plus son lien de dépendance avec le Principe métaphysique qu’elle cherche à rendre sensible à l’homme.
Il nous faut dès lors rester au plus près de la formule symbolique et tenter d’en éprouver le sens premier, avant qu’il ne soit pollué par les représentations mentales ou les anthropomorphismes. C’est l’essence même de la spiritualité maçonnique. Car c’est bien une spiritualité non religieuse (au sens confessionnel du terme) qui nous réunit dans nos loges, l’intuition de l’Unité primordiale qui donne sens à la multiplicité, l’expérience craintive et confiante à la fois d’un Principe premier, source d’un Ordre mystérieux faisant du monde éclaté un Cosmos.
l'initiation maçonnique
Pour les artisans maçons du Moyen-âge, l’expression « Grand Architecte de l’Univers » manifestait avec les mots du métier l’ordre profond du monde créé. L’architecte trace les plans de l’édifice et surveille sa construction. Fénelon disait que celui qui élève un côté du bâtiment n’est qu’un maçon, mais celui qui a pensé tout l’édifice et en a les proportions dans la tête, celui-là est l’architecte. Ce symbole évoque donc l’unité du temple à construire, et l’harmonie qui s’étend de l’homme au cosmos. C’est un symbole universel, archétypal, présent dans de nombreuses aires de civilisations.
Il n’est nul besoin de partager les théories cycliques véhiculées par la pensée orientale pour constater, dans le monde moderne, une perte de conscience généralisée du lien avec le Principe et conséquemment la dissolution de la conscience de l’ordre traditionnel. Il nous revient donc d’en recueillir et cultiver les traces, disséminées dans le corpus symbolique des différentes traditions, comme dans l’enseignement des Sciences sacrées, et d’en assurer la transmission.
C’est l’objet même de l’initiation, le but qu’elle se propose. Ainsi, l’initiation maçonnique par la voie particulière d’une initiation de métier, est, comme toutes les voies ésotériques, dévoilement progressif de la manifestation du divin dans le Cosmos et découverte de l’Ordre sacré. Au-delà de la simple intelligence formelle des choses, elle constitue une interpellation spirituelle adressée à chacun de nous, afin de poursuivre par un travail personnel la transformation de notre être, et d’atteindre par la conformité à l’harmonie universelle, la réintégration dans notre état essentiel, celui mythique, de l’âge d’or, celui de l’Homme véritable.
une polarité en l'Homme
Mais l’homme, dans la quête de son être essentiel est constamment partagé entre deux sentiments antinomiques : celui d’une présence immanente de l’Etre et, dans le même temps le sentiment opposé d’une altérité, l’impression d’être étranger à sa propre essence. Ces deux intuitions fondamentales forment une polarité et une tension permanentes constitutives de la condition humaine.
Unité et séparation d’avec le Principe expriment la vérité profonde d’une réalité ontologique traduite au plan du symbolisme religieux par le mythe de la Création et de la Chute. Elles fondent à la fois l’autonomie de l’homme et sa liberté, et sa dépendance vis à vis de la Puissance d’être qui lui communique la vie. Le réel intègre dès lors, à la fois, la dimension du profane et du sacré. Profane lorsqu’il est vu en lui-même, indépendamment de son unité avec le Principe, sacré quand il est vécu comme épiphanie.
Tout être et toute chose sont ainsi sacrés et profanes tout à la fois, et peuvent devenir vecteurs d’un divin immanent. Mais ils renvoient au divin au-delà d’eux-mêmes, et l’infini que l’on veut y saisir s’échappe sans cesse, laissant l’homme perpétuellement blessé et son désir inassouvi.
Faudrait-il donc désespérer de pouvoir dépasser jamais ce déchirement qui nous interdit la plénitude du sacré ?
Non car l’Esprit peut saisir l’esprit humain pour le hisser au-delà de lui-même et par l’action créatrice de la foi surmonter sans les annihiler les contradictions inhérentes à notre condition. Mais qu’on ne se méprenne pas, la foi (ou confiance dans la Réalité ultime) est un phénomène universel, qui ne se réduit pas à la dimension religieuse. Il intègre en effet une dimension initiatique, qui loin de toute approche dogmatique, privilégie l’expérience de la Présence sacrée au sein du cosmos. L’initié, par une approche empirique, découvre alors dans la connaissance intérieure de lui-même et du monde le sens de la vie, perçoit qu’il est étincelle divine et s’ouvre à la Transcendance salvatrice.
La sacralisation du temps et de l’espace recrée au sein de la Loge, oasis spirituel au sein d’un monde sécularisé, un temps et un espace privilégiés où le maçon s’efforcera de retrouver la dimension de réconciliation de l’essence et de l’existence, dans l’Unité reconquise de son être. Car c’est bien d’une reconquête qu’il s’agit : au moyen de l‘ésotérisme spécifique à la Maçonnerie, et par la magie propre au symbolisme et à la démarche initiatique, la reconquête pour lui-même et le monde qui l’entoure, de cette dimension perdue du réel, qui seule permettra le dépassement de nos ambiguïtés et de nos contradictions.
en lien avec ma foi chrétienne
Toute conclusion sur le thème du Grand Architecte de l’Univers ne peut être que provisoire et personnelle. Elle doit me permettre par contre de faire le lien entre la démarche initiatique et la foi chrétienne à laquelle j’adhère.
La voie initiatique est ainsi pour moi le complément indispensable de mon attachement à la voie de la Révélation biblique : la fidélité maintenue du Rite écossais au corpus symbolique judéo-chrétien, même s’il ne s’agit plus aujourd’hui que d’une référence culturelle, permet en effet un enrichissement spirituel prenant appui sur cette forme traditionnelle, tout en préservant l’accès à l’Universel. Aucun croyant, dans cette évolution, ne doit craindre une perte de substance, elle offre en effet le moyen providentiel de renouer avec l’Alliance noachique et la révélation première. Dieu n’abroge aucune de ses alliances, et la Vérité est une, au-delà des formes.
Car le symbole du Grand Architecte de l’Univers m’unit par delà les confessions de foi à tous les croyants. J’entends par croyants, non pas ceux qui adhérent à une religion positive ni même ceux qui font profession de croire en Dieu, mais ceux d’entre les hommes qui sont à l’écoute de la Transcendance, quel que soit le nom qu’ils lui donnent, et même s’ils ne souhaitent pas la nommer. Ceux là sont en quête de la Tradition, du Sacré, du Divin.
Ils sont des cherchants, car si le Divin se dérobe toujours, c’est la vie même que le chercher, jusqu’à ce que l’Orient éternel nous ouvre la Connaissance du mystère de l’Etre.
Yves Lecornec