« Aimer à en perdre la raison » : ma relation avec l’argile, par Richard Brodesky, membre de l’Eglise unitarienne-universaliste de Tucson (Arizona) et membre du Conseil de l’Eglise unitarienne francophone (EUfr), texte paru à la Une du bulletin n° 105 de juillet 2010 de la Correspondance unitarienne.
Puisque je suis potier, je voudrais que vous passiez la matinée avec moi dans mon atelier. Cet atelier est mon coin spécial et il se trouve dans mon « car-port », un peu comme une garage, faisant corps avec à la maison mais pas entièrement fermée. Grâce aux ouvertures, je peux travailler tout en me sentant proche de la nature. Je ressens le soleil brillant de l’Arizona du sud et j’entends les « ou-ous » des colombes. De temps en temps, j’ai l’occasion de recevoir la visite de « monsieur Du Chat », le chat sauvage entretenu par certains voisins et qui nous aide en mangeant des souris.
Aujourd’hui, c’est lundi et j’aime commencer la semaine en faisant un bol. J’en fais un chaque semaine pour une manifestation qui aura lieu en novembre où tous les potiers de Tucson vendent leur production pour gagner de l’argent et le donner à une fondation qui nourrit les pauvres.
En prenant un morceau irrégulier d’argile, je respire lentement et je dis à l’intérieur de moi-même « Mera antara timira mitao. ». C’est le refrain d’un chant hindi *qui veut dire : « Ote les ténèbres qui couvrent mon cœur. ». Et je respire encore une fois. Je voudrais m’ouvrir à l’argile. J’examine mon état d’âme. Oui, je voudrais faire un bol, mais si le désir devient trop impatient ou si la volonté se fait zèle, n’aurais-je pas alors des difficultés ?
* langue indo-aryenne parlée en Inde du Nord.
J’ensevelis mes doigts dans l’argile, laquelle est molle et un peu fraîche. Je me sens déjà mieux. C’est le début d’une aventure où, l’argile et moi, nous allons devenir une unité en dansant ensemble. Je réfléchis aux éléments que comporte l’argile : il y a bien sûr de la terre et de l’eau, mais il faut considérer qu’au début, ce morceau d’argile a été expulsé des entrailles de la terre par un volcan et il a commencé son existence comme magma. Après avoir refroidi à la surface de la planète, les actions du vent et de l’eau l’ont réduit en poudre. J’entre dans le temple des quatre éléments mystiques : terre, eau, feu, et air.
Je prends mon argile et je la mets sur ma table de travail, puis quelques moments pour rouler et pousser mon argile. L’argile se présente sous forme de plaquettes, et, pour mieux travailler sur la base pivotante, il faut les diriger dans le même sens. En roulant et poussant à la fois, je forme un bloc. Mais au même temps, je fais mon travail spirituel car cette formation me donne un peu de temps pour laisser les affaires, les responsabilités et autres soucis. Je peux moi aussi commencer à me diriger dans un seul sens.
Enfin je suis prêt à mettre mon argile sur la base. J’ai maintenant une espèce de pyramide arrondie mais irrégulière au centre de mon outil. La méditation quotidienne de ce matin ne nous conseillait-elle pas d’orienter notre cœur vers le divin (lien ) ?
Je commence à faire tourner la base. Je mets mes mains autour de l’argile et je commence à l’écouter au travers de mes paumes et surtout avec mes doigts. J’exerce une pression égale mais douce sur l’argile et, pendant que la roue tourne, l’élévation devient beaucoup plus arrondie et lisse. En effet, j’ai maintenant un tout petit cône. Et mon état d’âme a beaucoup changé, me voilà plus au centre et plus reconnaissant du divin partout, dans les cônes des volcans d'où provient mon argile et dans le cône au creux de mes mains que l’argile, la base pivotante et moi même avons créé ensemble.
Je pousse sur l’argile verticalement vers l'axe de la base pivotante et, par ce mouvement, je descends au cœur de mon être. Maintenant, l’argile est plus plate et ressemble à un gâteau. Comme le gâteau qu’on offre aux invités, ce gâteau d’argile s’offre à mon art.
J’emploie les pouces pour ouvrir le cône d’argile. Et ici je commence à faire le fonds de mon bol. En réfléchissant à mon bol, je me rends compte qu’un bol est féminin parce qu’il reçoit de la bonté et il est masculin par ce qu’il nous offre de contenu.
Mais je vais plus profondément dans ma méditation parce que je perds la distinction entre l’argile et moi. Nous sommes maintenant une seule unité enlacée. A vrai dire, chaque fois que je touche à l’argile, ce matériel n’est plus au centre de l'axe de la base et il faut que je corrige ce que je viens de faire à chaque coup. Autrement dit, en vivant, on arrive au centre où on se combine entièrement avec le divin, mais en agissant on perd cet équilibre. La poterie nous révèle comment la rétablir.
Une énergie créatrice réunit l’argile et moi et nous continuons la danse. Comme un couple qui fait un pas de deux dans la danse classique, on est deux êtres mais c’est l’ensemble qui compte parce que cest lui qui procure de la beauté. Cette combinaison forme ensuite les murs d’un cylindre que l’on raffine progressivement.
Maintenant je voudrais vous faire part de quelques réflexions sur ce qu’on vient d’achever ensemble. D’abord, on comprend que l’argile et les êtres humains émettent des charges électriques. Elles sont infimes, je dirais même minuscules, mais elles existent. A cause de ces charges, l’argile peut se défaire complètement si on ne s’approche pas d’elle dans un état d’âme adéquat. Et elle répond à nos mouvements et sentiments comme un partenaire.
Mais la création d’une poterie comprend beaucoup plus. Mes professeurs m’ont conseillé de méditer sur mes oeuvres comme si chaque objet représentait mes pensées et mes sentiments au moment de sa naissance dans une forme définitive. Alors, je me prépare intérieurement avant de travailler et je maintiens cet état en travaillant. Je ne voudrais pas que l’utilisateur mange quoi que ce soit dans un bol qui puisse lui apporter de la colère, de l’impatience, des excès de zèle ou des malheurs.
Je vous propose enfin un modèle du divin comme hologramme*. On ne peut pas diviser un hologramme : si on le coupe, chaque morceau continuera à montrer l’image totale. C’est pareil quand il s’agit de la spiritualité et de la nature. Chaque plante, animal, atome, pensée, sentiment, action, création fait partie du Tout divin, mais il le contient à la fois. Ainsi ai-je découvert qu’en faisant de la poterie, je participai à l’action créatrice du divin, mais il y a aussi une action réciproque par laquelle le divin continue toujours à me modeler de mieux en mieux.
* hologramme : une image obtenue par holographie, c’est-à-dire par une méthode de photographie en relief utilisant les interférences produites par la superposition de deux faisceaux laser, l’un provenant directement de l’appareil producteur, l’autre réfléchi par l’objet à photographier.